samedi 6 juin 2009

Tirade célinienne et argotique (Berlin Alexanderplatz).


Je me répète : la nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin par Olivier le Lay rend encore plus évidente les similitudes de l'oeuvre Céline. Passons sur le fait qu'ils exercèrent tous deux la médecine.

En pleine lecture, deux aspects me sautent aux yeux : la tirade enflammée, et l'utilisation de l'argot, de la langue de la rue, qui fixe le roman dans la période des 5 ans de sa parution (1925-1930) et en fait un roman historique.

Premier extrait qui se suffit à lui-même : il s'agit d'un personnage anonyme harponné au hasard dans un bistrot par le narrateur omniscient. Aucune raison à son intervention a priori si ce n'est celle d'écouter les bruits de la rue.


— J'étais professeur au lycée. Avant la guerre. Quand elle a commencé la guerre, j'étais déjà comme maintenant. Le bistrot était déjà comme aujourd'hui. Ils ne m'ont pas incorporé. Que voulez-vous qu'ils fassent de gens comme moi, de gens qui se piquent. Ou plus exactement : ils m'avaient incorporé, je me suis dit, t'y coupes pas. Naturellement ils m(ont retiré les piquouses et la morphine aussi. Et droit dans le chambard. Deux jours j'ai tenu, j'avais mes réserves jusque-là, des gouttes, et puis adieu, veaux, vaches, Prussiens, et moi à l'asile d'aliénés. Puis ils m'ont laissé filer. Enfin, qu'est-ce que je voulais dire, après c'est le lycée qui m'a saqué lui aussi, morphine, parfois on est dans les vapes, au début, maintenant ça ne m'arrive plus, dommage. Bon, et ma femme ? Et l'enfant ? Eh bien envolés, adieu ô ma patrie bien aimée. Croyez-moi, Georg, je pourrais vous en raconter des romanesques." L'homme grisonnant boit, les deux mains sur le verre, boit avec lenteur, intensément, regarde dans son thé : " Une bonne femme, un enfant : à première vue c'est le monde. Je n'ai pas regretté, je ne ressens pas de culpabilité ; il faut savoir s'accommoder des faits, de ce qu'on est aussi. Faut pas trop la ramener avec son destin. Je suis hostile au fatum. Je suis pas un Grec, je suis berlinois. Pourquoi laissez-vous refroidir ce bon thé ? Prenez du rhum." Le jeune homme met la main sur son verre mais l'autre l'écarte et, d'une petite flasque qu'il vient de tirer de sa poche, lui verse une dose. "Faut que je parte. Merci bien. Faut que je vide ma colère en marchant. — Restez bien sagement ici, Georg, buvez un peu, et puis après un petit billard. Surtout ne laissez pas le désordre s'installer. C'est le début de la fin. Quand je suis rentré à la maison et que ma femme et l'enfant n'étaient plus là, juste une lettre, partie chez ma mère en Prusse-Occidentale etc., vie foutue, tu parles d'un mari et le scandale etc., je me suis fait une entaille ici, voyez, au bras gauche, tentative de suicide dans les règles. Faut jamais laisser une occasion de s'instruire, Georg ; je savais même le provençal, mais l'anatomie —. J'ai pris le tendon pour l'artère. Je ne suis guère plus avancé aujourd'hui mais ça n'a plus d'importance. Bref : la douleur, le repentir, foutaises, je suis resté en vie, ma femme aussi est restée en vie, l'enfant aussi, il y en a même d'autres qui ont fait leur apparition là-bas, des enfants en Prusse-Occidentale, deux exemplaires, j'opérais à distance ; on est tous vivants. La Rosenthaler Platz me réjouit, le schupo du coin de l'Elsasser Straße me réjouit, le billard me réjouit. Et maintenant, que quelqu'un s'avise de me dure que sa vie est meilleure et que je comprends rien aux femmes." p. 61-62



Second extrait où l'on vient presque à attraper un dictionnaire pour traduire ce que l'argot utilisé transforme en une nouvelle langue qui sent les égoûts de Berlin période 25-30.


Un jour Franz Biberkopf arrive au bistrot. La grosse est là elle aussi. Il est d'humeur particulièrement radieuse. Il engloutit les tartines de la grosse, tout en mastiquant il commande des oreilles de porc avec des petits pois pour eux trois. Il bécote la grosse de telle façon que celle-ci, les oreilles de porc achevées, visage embrasé, s'esbigne. " C'est pas plus mal qu'ê décarre, la grosse, Otto. — L'a sa cambuse aussi. Toujours fourrée après toi." p. 109



Berlin Alexanderplatz, Gallimard, 24,50 €

Lire aussi le superbe billet sur le blog de la mer gelée.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire