Histoire des larmes, c'est le récit de leur perte par un adolescent argentin dans les années 70.
Il s'agit d'une longue introspection où se mélangent périodes et scènes-clé de la vie d'un adolescent tandis qu'il contemple (en direct) devant sa TV la prise du pouvoir par Pinochet au Chili, l'éviction d'Allende, le feu, le palais pris d'assaut sans éprouver la moindre émotion. Et s'en étonne.
Dès lors, il remonte à sa petite enfance pour retrouver les clés de sa sécheresse.
Très jeune affublé du don de délier les langues, véritable épaule sur laquelle tous s'épanchent, dès son plus jeune âge, il est nourri des confessions de son entourage. Il excite leur glandes lacrymales par son mutisme, sa sensibilité, la bienveillance qu'il dégage. Mais plus que tout, c'est sa différence que ses proches pressent comme la détente de leurs confessions pathétiques. Son inadéquation au monde dans lequel il est né. Trop intelligent, trop calme. Tout allait bien avant.
Car il n'est plus enfant depuis qu'il a 4 ans. Depuis ce jour où, persuadé qu'il est capable de voler, s'élance, fracassant la fenêtre et s'écrasant quelques étages plus bas. Mais s'en sort. Inexplicablement. Sans être touché par la chance d'une vie ravie.
Il aurait dû mourir.
Car délaissé par sa mère dépressive, elle-même abandonnée par son mari (son père) à sa condition de fille-mère, et étouffé par sa famille entière, par ses connaissances qui partent à l'assaut de sa capacité d'écoute. Il est peu à peu relégué sur les bords d'un monde qui vit sans lui, qui lui reste une énigme. Casper, le gentil fantôme.
Transpercé par son effroyable lucidité, le jeune homme se défend du réel qui lui semble trop proche :
C'est bon pour ce pédé de Puig, se dit-il, l'écrivain Manuel Puig, qui ne supportait pas que le réel pût se trouver à une telle distance et l'atteignait en se servant de la fiction comme accélérateur, comme raccourci, seul véritable "intermezzo". Lui, la fiction, il l'utilise dans l'autre sens, pour maintenir le réel à distance, pour interposer quelque chose entre le réel et lui, une chose d'un autre ordre, et qui soit par essence, dans la mesure du possible, d'un autre ordre. Tout ou presque en découle : lire avant de savoir lire, dessiner sans savoir comment on tient un crayon, écrire en ignorant l'alphabet. Tout, à condition de ne pas être près. p 69
Lorsqu'on devrait être mort, on vit comme un fantôme. On erre piégé sur Terre éprouvant la réalité comme personne, pas même comme ceux qui sont vivants et ne voient pas la toile dont elle est tissée. Sur le qui-vive en attendant l'horrible araignée.
Comme chez Rodrigo Fresan (La Vitesse des choses), on trouve chez Alan Pauls un personnage en marge, noyé par les séries fantastiques. Car le jeune narrateur est terrorisé par ces hommes sans odeur, uniforme impeccable plaqué sur leur corps. Ceux qui semblent normaux mais que son sixième sens repère et identifie comme êtres différents trop lisses pour être vrais. Ces Envahisseurs.
D'où cette seconde scène-clé, alors que sa mère l'abandonne à la garde de leur voisin militaire :
De nouveau cette fascination, cet émerveillement, cette stupeur dans lesquels le plongent ces tissus lisses, homogènes, vierges de la moindre irrégularité, d'un autre monde qu'il ne songe à comparer qu'avec la carrosserie métallique, si toutefois les métaux existent sur Alpha du Centaure, naturellement, des vaisseaux qu'utilisent les envahisseurs pour voyager. Et pourtant, au deuxième ou au troisième coup d'oeil ascendant et descendant, ses yeux sont surpris par quelque chose qui détonne sur la manche de la veste, une dissonance, là où la main du voisin s'ouvre et se ferme plusieurs fois, révélant des doigts fuselés et brillants, et des ongles évidemment manucurés, qui tiennent un trousseau de clés : la doublure de la veste est décousue et laisse sortir une langue alanguie sur l'ourlet.
Forcément, cela change tout. Car si l'uniforme immaculé est déjà en soi un signe de fausseté, une façade trompeuse, que dire d'un uniforme imparfait ? p 72-73
Après quoi il finit par vomir et le voisin militaire de s'occuper de lui pendant que la mère, dépassée ne peut (ne tente ?) rien.
Seul son père le raccroche à la réalité, c'est la seule personne avec qui il est capable de s'épancher, de se confesser, alors que ce dernier, gauchiste révolutionnaire notoire, y voit à la fois une faiblesse et une formidable faculté. Si à l'adolescence il a absorbé comme personne toutes les théories de gauche révolutionnaire, c'est pour son père qu'il les ingurgite.
Mais sa foi dans la gauche révolutionnaire s'effrite lorsqu'il rencontre une connaissance de son père, chanteur engagé, dont le discours sentimentaliste le laisse de marbre. Lorsqu'il se change en mufle et quitte sa petite amie sous prétexte que sa famille est de droite.
Tout l'édifice fanatique qu'il a échafaudé pour se maintenir à l'écart du réel (son plongeon politique) se craquelle.
Le palais en feu, le cadavre d'Allende finissent de l'achever. Il n'est pas cette personne qui s'est construite en réaction.
C'est un adolescent dont la construction idéalisé de son père vole en éclat
C'est un adolescent presque comme un autre.
Sauf qu'il reste un adolescent ectoplasmique que Pauls a construit dans un style haché de virgules, en longues réflexion sans point. Il n'est pas un homme fini.
C'est sur cette révélation, celle qui le fait devenir homme que s'achève le roman. Fausto Majistral parle de roman politique (qui brille par son refus de la politique), j'y vois aussi et surtout un roman d'initiation.
Histoire des larmes, Christian Bourgois éditeur, 15 €
Intéressant. Très beau titre qui plus est. J'ai Le passé d'Alan Pauls qui m'attend sur mon bureau, mais encore faudrait-il que je lise tous les autres également en attente...
RépondreSupprimerBon courage... ;-)
RépondreSupprimerCelui-ci vaut le coup dans l'ensemble, même si deux lectures ne seraient pas de trop !