vendredi 10 avril 2009

Du bord de l'oeil que vois-je ?



















Et ça pleure et ça pleure, ça pense à un monde qui s’effondre, ça écoute la voix rassurante du curé, en représentation, célébrant des louanges qu’on lui a commandées, il est bon acteur. Je jubile. Je ne suis pas là, mais je vois tout, mais je jubile, j’exulte.

Tout le monde finit par sortir de l’église, on charge le cercueil dans une voiture, on le fourre dans un trou de terre grasse.

12h00. L’attroupement sèche ses larmes, sèche les traînées salées qui ont imprégné les joues roses, au grain fin, celles mal-rasées et rudes, les joues d’amis, de proches de la famille. On pense au défunt, on dit qu’il aurait aimé qu’on reprenne une vie normale, que c’est moche, qu’il était jeune, que c’est une injustice intolérable, qu’on est fait pour la vie, et qu’on le sait au fond de nous, que le curé l’a même dit. Mais c’est faux, je ne veux pas qu’ils reprennent une vie normale, je veux qu’ils souffrent en pensant à moi, je veux qu’ils ne m’oublient pas, que la cicatrice soit béante, qu’elle leur arrache une grimace à chaque pas, chaque moment, que même les pigeons dégueulasses qui leur chient sur les fringues leur rappellent mon visage et qu’ils pensent en boucle, pour l’éternité, que je ne méritais pas ça. Mais il est 12h02 et on se demande ce qu’on va manger ce midi, après un dernier signe de main au corbillard… Mais non, ça n’arrivera pas, je ne suis pas mort… Pas encore.





Le livre des peurs primaires, ce sont les fictions du bord de l’œil, le projet de Guillaume Vissac. En constante évolution, s'amoncelle ce qu'il voit "du bord de l'oeil", ce qui est sur le point d'arriver, ce qu'il fantasme et qui lui noue les tripes, dans un quotidien fait de RER et de travail derrière un écran.

A lire ! Et à suivre...



jeudi 9 avril 2009

Sept pieds sous terre, La Tombe du Tisserand, Seumas O'Kelly
















Cahir Bowes prit l’air de quelqu’un qui sait où se trouvent les portes du ciel et qui peut à son gré éclairer un monde ignorant

p.37




A Cloon na Morav, on enterre les cloutiers avec les cloutiers, les tonneliers avec les tonneliers, les tisserands avec les tisserands, ça tombe bien car les métiers sont héréditaires.

Du village auquel est attaché le cimetière Cloon na Morav, on ne sait rien. On sait juste que le dernier tisserand Mortimer Hehir y est mort. Maintenant l’histoire se déplace entière vers le cimetière, où deux antiques vieillards, Cahir Bowes et Meehaul Linskey, un brin séniles, se sont vus confiés la tâche gratifiante de trouver, parmi les tombes celle qui recevra le corps du dernier tisserand.

Tâche qu’ils prennent au sérieux et mettent un point d’honneur à accomplir dans un effort désespéré de ramener à eux les lauriers. S’engage une joute puérile entre les deux, émaillées de répliques cinglantes pour déterminer qui aura le dernier mot.

Prise entre les mailles du combat, la veuve – encore jeune femme en sa qualité de 4ème épouse du défûnt, assiste en silence, accompagnée de deux fossoyeurs, allégorie d’une certaine idée de la jeunesse respectueuse et impatiente, aux recherches de l’emplacement sacré.

Pourtant, lorsque la mémoire des deux vieux ne veut pas revenir – entièrement, car ce sont de véritables puits de souvenirs – et que s’installe une joute stérile, les vieux gentiment égratignés par la plume de Seumas O’Kelly perdent leur raisonnable. On naît enfant, on meurt enfant. Une certaine idée de la régréssion, une idée cyclique transpire des pages de La tombe du tisserand. Comme tous ceux qui ne sont plus/pas « raisonnables », les vieux se battent pour attirer l’attention, pour qu’on les aiment, pour qu’on reconnaissent leurs mérites. Alors que leurs capacités physiques mentales les abandonnent, ils se débattent dans leur futur tombeau, pour que eux qui sont des casseurs de pierre, des cloutiers, eux qui ont existé par le métier qu’ils ont – et ne peuvent plus – exercés soient encore utiles ; ils s’acharnent dans cette tentative d’être utiles encore.

Lorsque la veuve décide d’interroger le plus sénile d’entre eux, le tonnelier, cloué au lit depuis des années dans une impotence qui le ronge plus lentement que le cancer, ce dernier a totalement perdu la mémoire, divague, semble-til mais synthétise son expérience de la vie, y voit ce long rêve duquel il se réveillera mais auquel il s’accroche pourtant de toutes ses forces, symbolisé par cette corde surlaquelle il tire pour s’arracher au sommeil.

La tombe du tisserand est un hymne à la vie, aux relations entre générations. La modernité, la simplicité du style d’O’Kelly frappe dans cette tranche de vie découpée en plein cimetière.

Peut-être le passage de témoin final, celui du défûnt au fossoyeur, qui le remplace dans la vie de la veuve, est-il de trop, un poil surfait. Peut-être. Mais la force, c’est l’acuité du regard d’O Kelly, qui nous fait découvrir, couche après couche, en peu de temps, les différents visages du même personnage, veuve, défunt, fossoyeur, cloutier, casseur de pierre sont changeant à mesure que se déroulent les scènes. De manière assez classique, c’est le grand absent, celui qui est allongé dans le cercueil tout du long, dont on en saura le plus à la fin.

Une bien bonne découverte, au final.



La Tombe du Tisserand, Seumas O’Kelly, éditions Attila, 1918 (2009 pour l’édition française), 15 €



vendredi 3 avril 2009

L'Australie des forçats sort des limbes


C’est l’Australie tout court qui est exhumée, sa genèse, son acte de naissance, dans l’édition française de For the term of his natural life de Marcus Clarke. Topo rapide : un type, au XIXème siècle, est envoyé au gnouf (et à l’époque, le gnouf anglais, c’est l’Australie) pour un meurtre qu’il n’a pas commis.

Je viens juste de tomber par hasard dessus, alors que je furetais entre deux étals Actes Sud et Christian Bourgois.

Je confesse n’y avoir jeté qu’un œil distrait jusqu’à présent (pas encore eu le temps), mais j’avais envie d’en parler parce que la littérature australienne n’a pas pignon sur rue en France. Qui est capable de donner le nom d’un écrivain australien de tête ? (je vois peu de mains se lever).

J’en parle parce que c’est ce que j’attends d’une certaine catégorie d’éditeurs, l’exhumation de romans qui comptent, dans un pays, une culture. Et même si, lorsque je le lirai, il me laisse un goût âcre, même si c’est mal-écrit, je serais tout de même heureux d’avoir pu ouvrir mon horizon. Ajouter un insolite, un oublié, ouvrir une porte sur un pays entier par un simple livre. Voilà ce que j’attends, parfois, quand je verse un peu sur l’histoire de la littérature, qui apporte un éclairage nouveau, permet de remettre en perspective, contextualiser (ça fait beaucoup de quasi-synonymes, mais je me soigne). You can’t win en est un exemple frappant.

C’est ce que je pense. Peut-être renierai-je cette note après lecture, mais je suis optimiste de nature.

Note à venir pour plus tard donc, vous savez, un jour, quand j’aurais le temps. Je finirai par l’avoir.


La Justice des hommes, Marcus Clarke, Michel Houdiard éditeur, 20 €


(Photo non contractuelle)




mercredi 1 avril 2009

Disloque-moi et cache-moi derrière le radiateur ensuite (merci).


Après une longue demi-journée passée à fuir, pêle-mêle, (1) une dette qu’il ne pourra pas rembourser (2) son appartement saccagé (3) des hommes qui veulent le tabasser (4) une vie qui commence à prendre des tournures de ratage complet, Pawel s’offre un bon massage dans les mains expertes d’une jeune fille en fleur, un rien bovine, orientée chakra et légumes bio. Résultat : un bon fantasme de dislocation corporelle, et le resurgissement d’un instinct d’autruche. (Notez que les trous dans le sable peuvent être remplacés par un bon envers de radiateur) :



– C’est une huile essentielle, dit-elle

Elle s’en enduisit les mains, puis fit couler un mince filet sur son dos. Il eut une subite sensation de froid, mais dès que le liquide s’étala, il cessa d’y penser. Elle commença par les flancs qu’elle malaxait avec une belle énergie, presque brutalement. Ses ongles étaient coupés court. Ses mains descendaient jusqu’aux fesses, puis remontaient. Elle triturait ses chairs entre ses doigts, comme si elle avait eu affaire à un tissu très épais ou à l’enveloppe élastique d’un mannequin en caoutchouc. Une douce tiédeur commença à l’envahir ; il avait la sensation de n’être plus qu’un être inanimé, une chose. Le sentiment de sécurité ressurgit en lui, sauf qu’il avait, cette fois-ci, l’odeur de la sueur de cette fille. Elle n’utilisait pas de déodorant. Il ferma les yeux et blottit son visage dans le creux de son bras replié.

So far so good. Un massage, en somme, sauf que ça dérape (glisse ?).

Suite.



Il s’imaginait que la fille lui arrachait la chair par poignées entières, qu’elle en formait des boulettes, des petits cubes, toutes sortes d’objets informes, puis qu’elle dispersait tout cela dans l’appartement, collants ces bouts de chair sous l’évier de la cuisine, derrière le radiateur et sous l’appui de la fenêtre où, avec le temps, la poussière enroberait cette espèce de pâte à modeler, avant de l’engloutir pour de bon. Et, là, personne, vraiment personne, ne viendrait plus le chercher. Le traitement qu’elle lui infligeait était indolore.

Et ainsi de suite, elle lui arrache les poumons, déchiquette ses chairs, mais tout va bien, puisque c’est indolore. Tout va bien, car tout va mal, et que, ce faisant, elle lui rend service. Non pas qu’elle ne fasse que le tuer. Ce serait trop simple, non, son corps serait toujours là, son corps sans vie, inanimé, à la merci de ceux qui le recherchent, son corps qu’on pourrait voir, dans lequel on pourrait ficher des coups de pieds, qu’on pourrait humilier encore. Non, elle le cache, elle le masse et elle le fait disparaître, elle en fait des petits bouts. Des petits bouts que personne ne reconnaîtra, que personne ne viendra humilier en pensant : « c’est ce fils de pute de Pawel qui nous doit des thunes. »

Le rêve postcommuniste du varsovien a vécu ; il se l’est acheté à crédit. Un parmi tant d'autres.


Neuf – Andrzej Stasiuk – Christian Bourgois éditeur – 25 €