dimanche 21 juin 2009

Pompiste du dimanche soir



Tiens, aujourd'hui, j'avais envie de mettre un petit extraits de mes gribouillages. Il s'agit de pompiste, de station-essence, et des US.


Ce pompiste est vraiment crasseux.
A tel point qu’on distingue sur sa peau hâlée des traces de suie et de gras presque fossilisées. Ses bras indolents et courtauds, huileux, luisent au soleil comme le mirage de la route sous la chaleur. Sa barbe s’agglomère en îlots secs et frisotés, jetés aléatoirement sur ses joues rougeaudes : Une mer rouge sur laquelle flotteraient des poignées de poils pubiens, préalablement traînés dans le sable, baignés dans la boue, et ensuite égrenés comme les pétales d’une marguerite par une main juvénile. Une main juvénile viciée à jamais. On ne peut pas toucher à cette barbe sans être perverti pour l’éternité.

Le voilà qui crache à ses pieds. La moitié du mollard n’ira pas plus loin que son menton. Il s’entortille dans sa toison, se sépare en deux filets de bave noirâtre dont l’un tombe en yoyo jusqu’au sol. L’autre coule péniblement du menton à la gorge jusque sur le torse et vient disparaître dans une salopette jaunâtre et rapiécée – uniforme de travail – laissant une trace baveuse, une route brillante sur la peau sale. L’homme ne s’en soucie pas le moins du monde et continue sa besogne.

Avec une justesse étonnante, il sifflote entre ses chicots Sweet Home Alabama, que de vieux haut-parleurs usés diffusent au dessus-de lui. Et il tape du pied sur le goudron taché d’essence comme pour maintenir la cadence. Son bassin fait des mouvements circulaires obscènes, alors qu’il ponctue de « yeaaah » et de « ouuh » son interprétation personnelle du standard de Lynyrd Skynyrd. De sa main droite, il tient la machine qui pisse son essence dans le réservoir de ma Buick noire. Et de la gauche, il s’appuie sur le coffre de ma décapotable, sa paluche pleine de gras. Une casquette des Giants est vissée sur ses cheveux collés de sueur. Histoire de parachever le tableau. Rien ne m’est épargné.

Je l’observe à travers mon rétroviseur, à travers mes lunettes de soleil. Ses mains sur ma Buick Skylark de 1953. Son visage apathique.

Les pubs ont remplacé Lynyrd Skynyrd à la radio.
— Sacrée voiture que vous avez là.
Et il tape avec sa main sur la carrosserie, comme pour me dire qu’elle est solide. Je ne réponds pas.

Ce pompiste est vraiment crasseux.

Au fond, ce n’est pas sa crasse qui me gêne, la propreté de ma voiture n’est pas mon souci principal. C’est plutôt cette négligence, cette façon de se complaire dans son existence servile. D’accepter sa vie sédentaire sur ce bout d’interstate désert, au guichet de sa station cubique. Une enseigne Maverik délabrée dont le « M » s’accroche encore tant bien que mal au reste du mot. Il doit partager sa vie devant la télé entre ses matchs des Giants, Fox News et les pornos, dont sa boutique est truffée. Dix pleins par jour, trois coups de téléphone, sept barres de chocolat, et une demi-heure du gros cul d’Oprah Winfrey sur sa télé. Sa journée type.

Oui, ce pompiste est vraiment crasseux.

Et son existence insignifiante. A mendier ses journées contre un salaire de misère. La saleté n’est qu’une façade. Une façon d’accorder le contenant au contenu. La misère au dedans, la misère au dehors.

J’attrape une paire de lunettes Police pour remplacer mes Ray-Ban. Comme si la lumière avait changé imperceptiblement : elle est plus aveuglante maintenant. A moins que ce ne soit l’observation du pompiste qui ait fatigué mes pauvres yeux. Il me faut des verres plus sombres. A le regarder par le rétroviseur, j’ai presque l’impression qu’il pisse directement dans mon réservoir. Il est tellement près de ma carrosserie. Il me tourne quasiment le dos, pendant qu'il fait son affaire, tant et si bien que je ne vois plus la pompe. Il peut avoir ouvert sa braguette et sorti son engin pour le fourrer dans le trou. C’est pile à hauteur. Et avec les images de ses revues en tête, et un peu d’imagination, il pourrait définitivement souiller ma voiture.

Le tintement métallique de la pompe contre l’anneau métallique du réservoir me rassure. Il la secoue avec énergie. Méticuleux. Pour que les dernières gouttes ne s’échappent pas. Il lui fait cracher le précieux liquide. Je ne serais pas étonné qu'il se réserve la dernière larmette. Qu'il la ramasse du bout du doigt et la porte à sa langue, avec un sourire extatique.
Je tourne légèrement la tête pour vérifier le prix affiché au compteur. Et je me dis que ce monde sédentaire tente d’asservir par tous les moyens les marginaux : L’autre race, celle du nomade. Le voyageur libre.
Ils ne m’auront pas, j’en fais le serment.

J’annonce que je vais payer en carte. Il se nettoie les mains avec un mouchoir qu’il a sorti d’une poche ventrale sur sa salopette. Un bout d’essuie-tout qui est encore plus gras que le bonhomme. Il répond que son appareil est à l’intérieur et qu’il ne peut pas me l’apporter. Je soupire, fais mine de chercher dans mon sac. Et je l’observe qui rentre dans son cube clignotant. Il traîne la patte gauche maintenant. C’était la droite quand je suis arrivé. Cet homme est tellement accablé que de son corps tout entier jaillissent des handicaps entropiques. Il passe devant son chien. Langue pendante, l’animal est couché au pied d’une chaise de jardin en plastique bleu. Un petit bouledogue paisible au regard amorphe.

Pompiste rentre dans sa boutique, la sonnette tinte et le panneau Open rose clignote de façon aléatoire. Et moi je cherche toujours dans mon sac. Le ventilateur de la climatisation se met en marche. Pompiste attend. Le chien me jette un regard et dit :

— Tu ne vas pas payer, n’est-ce pas ?

J’avise l’animal et je lui réponds :
— Pourquoi tu me poses la question ? Tu l’as su dès que tu as entendu ma voiture arriver.

— You can’t win, mon pote. You can’t win.

— Salut l’ami, mes amitiés à ton maître.

J’appuie un grand coup sur l’accélérateur et ma Skylark démarre en trombes, dans un ronflement du vieux moteur qui manque de s’étouffer. Pompiste et son chien me jettent un œil placide et suivent mon départ de la tête. Sans plus d’intérêt. Pompiste est sans doute déjà en train d’attraper son téléphone pour prévenir la police. Mais il sait très bien que les sheriffs locaux ont autre chose à faire que de sortir sous le cagnard jouer au cow-boy après un voleur d’essence. Elle est loin l’époque où on pendait les voleurs de chevaux. Le monde entier méprise voyageur et monture désormais. La sécularisation a commencé. Et sournoise, elle fait son chemin sans qu’on n’y puisse rien faire. Quelque part, je suis fier d’être un des derniers représentants de l’espèce noble : le sauvage qui ne se fera jamais dompter. Le bison qu’on n’attrape pas, celui qui meurt à la vue de l’enclos.


In Variations à la borne 88

Extrait d'un texte dont je ne sais pas quoi faire et qu'il faudrait remanier sur des bien des points. Un texte qui existe seul, mais qui pourrait tout aussi bien s'insérer dans un ensemble plus vaste (longue nouvelle, roman, dictionnaire bizarre des pompistes étranges ?). Faut que j'avise, quand j'en serai capable.

1 commentaire:

  1. N'était-ce pas dans une nouvelle que tu avais écrite pour un concours?
    Je la cherchais.
    La première phrase m'était restée en tête.

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