lundi 14 septembre 2009

La grippe Bolaño




Ai passé tout l'été cloué dans un autre monde. La fièvre ne faiblit pas.
Un long délire, une longue maladie et comme chacun sait la maladie n'est sublime que dans sa conclusion, qui est la mort.
Au bout du voyage, me reste les personnages.

De Garcia Madero, héros adolescent des Détectives Sauvages, à la naïveté désarmante, ses certitudes, son inadaptation au monde adulte (comment les adultes peuvent-ils faire ce genre de chose : tomber dans la dépression, comment les poètes peuvent-ils être poètes si ils ne connaissent pas les règles de la poésie ?). Où l'initiation d'un jeune homme sur sa rampe de lancement rectiligne vers un diplôme (le couronnement de l'ensemble des règles que constitue la société, l'incubateur du bon adulte) se grippe, où tout dérape malgré lui, et où pourtant, Garcia Madero reste droit dans ses pompes, prêt à épouser la première fille avec qui il couche, prêt à faire de même avec les suivantes. Le jeune homme reste niais, et la niaiserie soulage car elle sécurise son monde.
D'Arturo Belano, qui traîne dans son sillage un fumet d'espoirs déçus, d'inflexibilité (de cette inflexibilité qui lasse), jusqu'au boutiste, effacé, jamais sympathique, écrasant, et pourtant brillant. Mais dans ses errances, pas de repos, une recherche d'un je-ne-sais-quoi qui refuse à se laisser trouver (Amérique latine, Europe, Afrique... mais autre part c'eût été la même conclusion). La conclusion c'est qu'il n'y en a pas et que seule la mort viendra clore le tout, apposer son cachet, et reléguer l'affaire de sa vie dans les limbes de l'oubli.
D'Ulises Lima, liquide parmi les rocs, sensible parmi les sensibles, mystérieux, nébuleux, masochiste, pathologique, pathétique, amoureux, blessé, puis encore blessé, et encore, fauché mille fois par des poignards qui ruissellent encore de son eau et le font saigner. Toujours refuser le combat, écarter toute victoire, étranger au concept. Bien plus inadapté encore que Belano. Lyrique, brouillon, incompréhensible mais dont l'œil ouvert est une porte vers les souffrances de l'homme, les souffrances et l'empathie. De la lecture d'Ulises Lima, on ne sort pas indemne. On lui quémande la mort qui elle-même semble l'ignorer, fermez ces paupières qui ne sont rien que des trous béants vers quoi... vers où je n'ose regarder.
Des dizaines d'autres qui meurent, qui sont guéris (parce qu'ils meurent) (ou qui sont morts pour guérir).
De Santa Teresa, la ville cannibale, qui a organisé les hommes pour en faire des gouffres, pour y faire disparaître les femmes, où se crée l'antivie (qui est différente de la mort).
Des critiques qui y cherchent la vérité, un sens à la vie dans la ville de la mort, un sens à l'amour qu'ils portent en eux dans la ville où l'on tue les femmes, un sens à l'œuvre qui les y a conduits.
Des universitaires qui se demandent ce qu'il y font, qui viennent y mourir, abandonnés par leurs femmes, pour y chercher une vengeance par procuration ?
Des journalistes/des avocats qui y tombent amoureux des prisonniers condamnés à mort (qu'il s'agisse de prisonniers réels emprisonnés coupables et non coupables, ou de prisonniers dans le couloir de la mort : ces femmes qui arpentent les rues chaque jour, et seront peut-être mortes demain).
Des femmes fauchées, inlassablement, avec la précision d'une horloge.
De la police en suspension, à qui tout échappe.
D'Archimboldi et de Reiter, qui sont des simplets adulés.

J'ai une saleté de fièvre, croyez-moi, et j'erre dans un tunnel sans sortie. Sans lumière au bout. Mais les parois sont nervurées de filons de métaux précieux, qui se reflètent à la lumière de ma frontale. Au bout du tunnel, qui n'a peut-être pas de bout, j'écrirai ces marques, Bolaño, été 2009, et quelque chose qui ressemblera à "merci".

dimanche 21 juin 2009

Pompiste du dimanche soir



Tiens, aujourd'hui, j'avais envie de mettre un petit extraits de mes gribouillages. Il s'agit de pompiste, de station-essence, et des US.


Ce pompiste est vraiment crasseux.
A tel point qu’on distingue sur sa peau hâlée des traces de suie et de gras presque fossilisées. Ses bras indolents et courtauds, huileux, luisent au soleil comme le mirage de la route sous la chaleur. Sa barbe s’agglomère en îlots secs et frisotés, jetés aléatoirement sur ses joues rougeaudes : Une mer rouge sur laquelle flotteraient des poignées de poils pubiens, préalablement traînés dans le sable, baignés dans la boue, et ensuite égrenés comme les pétales d’une marguerite par une main juvénile. Une main juvénile viciée à jamais. On ne peut pas toucher à cette barbe sans être perverti pour l’éternité.

Le voilà qui crache à ses pieds. La moitié du mollard n’ira pas plus loin que son menton. Il s’entortille dans sa toison, se sépare en deux filets de bave noirâtre dont l’un tombe en yoyo jusqu’au sol. L’autre coule péniblement du menton à la gorge jusque sur le torse et vient disparaître dans une salopette jaunâtre et rapiécée – uniforme de travail – laissant une trace baveuse, une route brillante sur la peau sale. L’homme ne s’en soucie pas le moins du monde et continue sa besogne.

Avec une justesse étonnante, il sifflote entre ses chicots Sweet Home Alabama, que de vieux haut-parleurs usés diffusent au dessus-de lui. Et il tape du pied sur le goudron taché d’essence comme pour maintenir la cadence. Son bassin fait des mouvements circulaires obscènes, alors qu’il ponctue de « yeaaah » et de « ouuh » son interprétation personnelle du standard de Lynyrd Skynyrd. De sa main droite, il tient la machine qui pisse son essence dans le réservoir de ma Buick noire. Et de la gauche, il s’appuie sur le coffre de ma décapotable, sa paluche pleine de gras. Une casquette des Giants est vissée sur ses cheveux collés de sueur. Histoire de parachever le tableau. Rien ne m’est épargné.

Je l’observe à travers mon rétroviseur, à travers mes lunettes de soleil. Ses mains sur ma Buick Skylark de 1953. Son visage apathique.

Les pubs ont remplacé Lynyrd Skynyrd à la radio.
— Sacrée voiture que vous avez là.
Et il tape avec sa main sur la carrosserie, comme pour me dire qu’elle est solide. Je ne réponds pas.

Ce pompiste est vraiment crasseux.

Au fond, ce n’est pas sa crasse qui me gêne, la propreté de ma voiture n’est pas mon souci principal. C’est plutôt cette négligence, cette façon de se complaire dans son existence servile. D’accepter sa vie sédentaire sur ce bout d’interstate désert, au guichet de sa station cubique. Une enseigne Maverik délabrée dont le « M » s’accroche encore tant bien que mal au reste du mot. Il doit partager sa vie devant la télé entre ses matchs des Giants, Fox News et les pornos, dont sa boutique est truffée. Dix pleins par jour, trois coups de téléphone, sept barres de chocolat, et une demi-heure du gros cul d’Oprah Winfrey sur sa télé. Sa journée type.

Oui, ce pompiste est vraiment crasseux.

Et son existence insignifiante. A mendier ses journées contre un salaire de misère. La saleté n’est qu’une façade. Une façon d’accorder le contenant au contenu. La misère au dedans, la misère au dehors.

J’attrape une paire de lunettes Police pour remplacer mes Ray-Ban. Comme si la lumière avait changé imperceptiblement : elle est plus aveuglante maintenant. A moins que ce ne soit l’observation du pompiste qui ait fatigué mes pauvres yeux. Il me faut des verres plus sombres. A le regarder par le rétroviseur, j’ai presque l’impression qu’il pisse directement dans mon réservoir. Il est tellement près de ma carrosserie. Il me tourne quasiment le dos, pendant qu'il fait son affaire, tant et si bien que je ne vois plus la pompe. Il peut avoir ouvert sa braguette et sorti son engin pour le fourrer dans le trou. C’est pile à hauteur. Et avec les images de ses revues en tête, et un peu d’imagination, il pourrait définitivement souiller ma voiture.

Le tintement métallique de la pompe contre l’anneau métallique du réservoir me rassure. Il la secoue avec énergie. Méticuleux. Pour que les dernières gouttes ne s’échappent pas. Il lui fait cracher le précieux liquide. Je ne serais pas étonné qu'il se réserve la dernière larmette. Qu'il la ramasse du bout du doigt et la porte à sa langue, avec un sourire extatique.
Je tourne légèrement la tête pour vérifier le prix affiché au compteur. Et je me dis que ce monde sédentaire tente d’asservir par tous les moyens les marginaux : L’autre race, celle du nomade. Le voyageur libre.
Ils ne m’auront pas, j’en fais le serment.

J’annonce que je vais payer en carte. Il se nettoie les mains avec un mouchoir qu’il a sorti d’une poche ventrale sur sa salopette. Un bout d’essuie-tout qui est encore plus gras que le bonhomme. Il répond que son appareil est à l’intérieur et qu’il ne peut pas me l’apporter. Je soupire, fais mine de chercher dans mon sac. Et je l’observe qui rentre dans son cube clignotant. Il traîne la patte gauche maintenant. C’était la droite quand je suis arrivé. Cet homme est tellement accablé que de son corps tout entier jaillissent des handicaps entropiques. Il passe devant son chien. Langue pendante, l’animal est couché au pied d’une chaise de jardin en plastique bleu. Un petit bouledogue paisible au regard amorphe.

Pompiste rentre dans sa boutique, la sonnette tinte et le panneau Open rose clignote de façon aléatoire. Et moi je cherche toujours dans mon sac. Le ventilateur de la climatisation se met en marche. Pompiste attend. Le chien me jette un regard et dit :

— Tu ne vas pas payer, n’est-ce pas ?

J’avise l’animal et je lui réponds :
— Pourquoi tu me poses la question ? Tu l’as su dès que tu as entendu ma voiture arriver.

— You can’t win, mon pote. You can’t win.

— Salut l’ami, mes amitiés à ton maître.

J’appuie un grand coup sur l’accélérateur et ma Skylark démarre en trombes, dans un ronflement du vieux moteur qui manque de s’étouffer. Pompiste et son chien me jettent un œil placide et suivent mon départ de la tête. Sans plus d’intérêt. Pompiste est sans doute déjà en train d’attraper son téléphone pour prévenir la police. Mais il sait très bien que les sheriffs locaux ont autre chose à faire que de sortir sous le cagnard jouer au cow-boy après un voleur d’essence. Elle est loin l’époque où on pendait les voleurs de chevaux. Le monde entier méprise voyageur et monture désormais. La sécularisation a commencé. Et sournoise, elle fait son chemin sans qu’on n’y puisse rien faire. Quelque part, je suis fier d’être un des derniers représentants de l’espèce noble : le sauvage qui ne se fera jamais dompter. Le bison qu’on n’attrape pas, celui qui meurt à la vue de l’enclos.


In Variations à la borne 88

Extrait d'un texte dont je ne sais pas quoi faire et qu'il faudrait remanier sur des bien des points. Un texte qui existe seul, mais qui pourrait tout aussi bien s'insérer dans un ensemble plus vaste (longue nouvelle, roman, dictionnaire bizarre des pompistes étranges ?). Faut que j'avise, quand j'en serai capable.

dimanche 14 juin 2009

A seed of hate... Electric Wizard. Forme, fond et sens(s)



Ca commence comme ça, et ça s'écoute au casque:

A seed of hate from the day I was born,
My right to vengeance from me has been torn...


Les guitares/basses sont sous-accordées, lentes, lourdes, vrombissantes presque monocordes, elles font résonner les os du crâne, elles bercent ; la voix, elle, est lointaine. Ce qui a l'avantage de reproduire les conditions de l'anesthésie.
La léthargie flirte ici avec le nihilisme, cynisme, premier degré, folklore satanique des paroles - on peut mettre un peu tout ce qu'on veut - qui donne une petite touche subversive à l'ensemble. Mais seulement comme on choisit un titre "pour faire vendre", ce titre est réellement subversif, seuls les naïfs verront du dangereux.

Car paroles ou non, c'est ici la musique, l'intonation, la production crasseuse (et surtout le tout mis ensemble) qui font passer le message. Qui relègue la signification "seed of hate", "we hate you" à un second rang salvateur, qui, entre autres, me permet d'écouter ce morceau en évitant la poussée d'acnée.

J'y vois une piste à explorer pour la littérature. A explorer au moins par moi, après tout. Un peu à la manière du Dangerous Writing d'un Tom Spanbauer, repris par Palahniuk. Il s'agit d'aller chercher, peurs, instincts, bassesses, tout ce cliché en négatif de soi qui remue les entrailles. Et de le faire émerger. Me reste à savoir quoi en faire une fois que je l'aurai sur les bras, comment le sculpter.

Il y a ce qui relève du sens, et ce qui l'enrobe : on a trop tendance à superposer fond et sens. Le sens ne tolère pas l'imprécision, le nébuleux. Le sens me semble scientifique et unique. Le fond lui est opaque, et en reflets. Le fond, c'est par exemple, les centaines de sens qu'on trouve au même passage d'Au dessous du volcan.

Le fond, c'est ce puits sans fond dans lequel creuse une partie de la littérature contemporaine (les Sada, les Bolaño, les Pynchon, les Senges...). C'est la fragmentation. L'agencement, les ré-agencements, plus que la forme, ce sont les liants qui cimentent les sens. C'est cette façon de noyer le sens dans le nébuleux, pour enrichir le fond.

Parfois, je me demande si il ne s'agit pas tout simplement de la ré-incorporation du mystique, du religieux dans la vie des hommes.

Je me pose ce genre de questions, oui, pas dit que j'avance beaucoup, mais au moins elles sont là. Reste à y inscrire des œuvres.

samedi 6 juin 2009

Tirade célinienne et argotique (Berlin Alexanderplatz).


Je me répète : la nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz d'Alfred Döblin par Olivier le Lay rend encore plus évidente les similitudes de l'oeuvre Céline. Passons sur le fait qu'ils exercèrent tous deux la médecine.

En pleine lecture, deux aspects me sautent aux yeux : la tirade enflammée, et l'utilisation de l'argot, de la langue de la rue, qui fixe le roman dans la période des 5 ans de sa parution (1925-1930) et en fait un roman historique.

Premier extrait qui se suffit à lui-même : il s'agit d'un personnage anonyme harponné au hasard dans un bistrot par le narrateur omniscient. Aucune raison à son intervention a priori si ce n'est celle d'écouter les bruits de la rue.


— J'étais professeur au lycée. Avant la guerre. Quand elle a commencé la guerre, j'étais déjà comme maintenant. Le bistrot était déjà comme aujourd'hui. Ils ne m'ont pas incorporé. Que voulez-vous qu'ils fassent de gens comme moi, de gens qui se piquent. Ou plus exactement : ils m'avaient incorporé, je me suis dit, t'y coupes pas. Naturellement ils m(ont retiré les piquouses et la morphine aussi. Et droit dans le chambard. Deux jours j'ai tenu, j'avais mes réserves jusque-là, des gouttes, et puis adieu, veaux, vaches, Prussiens, et moi à l'asile d'aliénés. Puis ils m'ont laissé filer. Enfin, qu'est-ce que je voulais dire, après c'est le lycée qui m'a saqué lui aussi, morphine, parfois on est dans les vapes, au début, maintenant ça ne m'arrive plus, dommage. Bon, et ma femme ? Et l'enfant ? Eh bien envolés, adieu ô ma patrie bien aimée. Croyez-moi, Georg, je pourrais vous en raconter des romanesques." L'homme grisonnant boit, les deux mains sur le verre, boit avec lenteur, intensément, regarde dans son thé : " Une bonne femme, un enfant : à première vue c'est le monde. Je n'ai pas regretté, je ne ressens pas de culpabilité ; il faut savoir s'accommoder des faits, de ce qu'on est aussi. Faut pas trop la ramener avec son destin. Je suis hostile au fatum. Je suis pas un Grec, je suis berlinois. Pourquoi laissez-vous refroidir ce bon thé ? Prenez du rhum." Le jeune homme met la main sur son verre mais l'autre l'écarte et, d'une petite flasque qu'il vient de tirer de sa poche, lui verse une dose. "Faut que je parte. Merci bien. Faut que je vide ma colère en marchant. — Restez bien sagement ici, Georg, buvez un peu, et puis après un petit billard. Surtout ne laissez pas le désordre s'installer. C'est le début de la fin. Quand je suis rentré à la maison et que ma femme et l'enfant n'étaient plus là, juste une lettre, partie chez ma mère en Prusse-Occidentale etc., vie foutue, tu parles d'un mari et le scandale etc., je me suis fait une entaille ici, voyez, au bras gauche, tentative de suicide dans les règles. Faut jamais laisser une occasion de s'instruire, Georg ; je savais même le provençal, mais l'anatomie —. J'ai pris le tendon pour l'artère. Je ne suis guère plus avancé aujourd'hui mais ça n'a plus d'importance. Bref : la douleur, le repentir, foutaises, je suis resté en vie, ma femme aussi est restée en vie, l'enfant aussi, il y en a même d'autres qui ont fait leur apparition là-bas, des enfants en Prusse-Occidentale, deux exemplaires, j'opérais à distance ; on est tous vivants. La Rosenthaler Platz me réjouit, le schupo du coin de l'Elsasser Straße me réjouit, le billard me réjouit. Et maintenant, que quelqu'un s'avise de me dure que sa vie est meilleure et que je comprends rien aux femmes." p. 61-62



Second extrait où l'on vient presque à attraper un dictionnaire pour traduire ce que l'argot utilisé transforme en une nouvelle langue qui sent les égoûts de Berlin période 25-30.


Un jour Franz Biberkopf arrive au bistrot. La grosse est là elle aussi. Il est d'humeur particulièrement radieuse. Il engloutit les tartines de la grosse, tout en mastiquant il commande des oreilles de porc avec des petits pois pour eux trois. Il bécote la grosse de telle façon que celle-ci, les oreilles de porc achevées, visage embrasé, s'esbigne. " C'est pas plus mal qu'ê décarre, la grosse, Otto. — L'a sa cambuse aussi. Toujours fourrée après toi." p. 109



Berlin Alexanderplatz, Gallimard, 24,50 €

Lire aussi le superbe billet sur le blog de la mer gelée.

lundi 1 juin 2009

Histoire de fantômes (Les larmes d'Alan Pauls).



Histoire des larmes, c'est le récit de leur perte par un adolescent argentin dans les années 70.

Il s'agit d'une longue introspection où se mélangent périodes et scènes-clé de la vie d'un adolescent tandis qu'il contemple (en direct) devant sa TV la prise du pouvoir par Pinochet au Chili, l'éviction d'Allende, le feu, le palais pris d'assaut sans éprouver la moindre émotion. Et s'en étonne.

Dès lors, il remonte à sa petite enfance pour retrouver les clés de sa sécheresse.
Très jeune affublé du don de délier les langues, véritable épaule sur laquelle tous s'épanchent, dès son plus jeune âge, il est nourri des confessions de son entourage. Il excite leur glandes lacrymales par son mutisme, sa sensibilité, la bienveillance qu'il dégage. Mais plus que tout, c'est sa différence que ses proches pressent comme la détente de leurs confessions pathétiques. Son inadéquation au monde dans lequel il est né. Trop intelligent, trop calme. Tout allait bien avant.
Car il n'est plus enfant depuis qu'il a 4 ans. Depuis ce jour où, persuadé qu'il est capable de voler, s'élance, fracassant la fenêtre et s'écrasant quelques étages plus bas. Mais s'en sort. Inexplicablement. Sans être touché par la chance d'une vie ravie.
Il aurait dû mourir.

Car délaissé par sa mère dépressive, elle-même abandonnée par son mari (son père) à sa condition de fille-mère, et étouffé par sa famille entière, par ses connaissances qui partent à l'assaut de sa capacité d'écoute. Il est peu à peu relégué sur les bords d'un monde qui vit sans lui, qui lui reste une énigme. Casper, le gentil fantôme.

Transpercé par son effroyable lucidité, le jeune homme se défend du réel qui lui semble trop proche :

C'est bon pour ce pédé de Puig, se dit-il, l'écrivain Manuel Puig, qui ne supportait pas que le réel pût se trouver à une telle distance et l'atteignait en se servant de la fiction comme accélérateur, comme raccourci, seul véritable "intermezzo". Lui, la fiction, il l'utilise dans l'autre sens, pour maintenir le réel à distance, pour interposer quelque chose entre le réel et lui, une chose d'un autre ordre, et qui soit par essence, dans la mesure du possible, d'un autre ordre. Tout ou presque en découle : lire avant de savoir lire, dessiner sans savoir comment on tient un crayon, écrire en ignorant l'alphabet. Tout, à condition de ne pas être près. p 69


Lorsqu'on devrait être mort, on vit comme un fantôme. On erre piégé sur Terre éprouvant la réalité comme personne, pas même comme ceux qui sont vivants et ne voient pas la toile dont elle est tissée. Sur le qui-vive en attendant l'horrible araignée.

Comme chez Rodrigo Fresan (La Vitesse des choses), on trouve chez Alan Pauls un personnage en marge, noyé par les séries fantastiques. Car le jeune narrateur est terrorisé par ces hommes sans odeur, uniforme impeccable plaqué sur leur corps. Ceux qui semblent normaux mais que son sixième sens repère et identifie comme êtres différents trop lisses pour être vrais. Ces Envahisseurs.

D'où cette seconde scène-clé, alors que sa mère l'abandonne à la garde de leur voisin militaire :

De nouveau cette fascination, cet émerveillement, cette stupeur dans lesquels le plongent ces tissus lisses, homogènes, vierges de la moindre irrégularité, d'un autre monde qu'il ne songe à comparer qu'avec la carrosserie métallique, si toutefois les métaux existent sur Alpha du Centaure, naturellement, des vaisseaux qu'utilisent les envahisseurs pour voyager. Et pourtant, au deuxième ou au troisième coup d'oeil ascendant et descendant, ses yeux sont surpris par quelque chose qui détonne sur la manche de la veste, une dissonance, là où la main du voisin s'ouvre et se ferme plusieurs fois, révélant des doigts fuselés et brillants, et des ongles évidemment manucurés, qui tiennent un trousseau de clés : la doublure de la veste est décousue et laisse sortir une langue alanguie sur l'ourlet.
Forcément, cela change tout. Car si l'uniforme immaculé est déjà en soi un signe de fausseté, une façade trompeuse, que dire d'un uniforme imparfait ? p 72-73


Après quoi il finit par vomir et le voisin militaire de s'occuper de lui pendant que la mère, dépassée ne peut (ne tente ?) rien.


Seul son père le raccroche à la réalité, c'est la seule personne avec qui il est capable de s'épancher, de se confesser, alors que ce dernier, gauchiste révolutionnaire notoire, y voit à la fois une faiblesse et une formidable faculté. Si à l'adolescence il a absorbé comme personne toutes les théories de gauche révolutionnaire, c'est pour son père qu'il les ingurgite.

Mais sa foi dans la gauche révolutionnaire s'effrite lorsqu'il rencontre une connaissance de son père, chanteur engagé, dont le discours sentimentaliste le laisse de marbre. Lorsqu'il se change en mufle et quitte sa petite amie sous prétexte que sa famille est de droite.

Tout l'édifice fanatique qu'il a échafaudé pour se maintenir à l'écart du réel (son plongeon politique) se craquelle.

Le palais en feu, le cadavre d'Allende finissent de l'achever. Il n'est pas cette personne qui s'est construite en réaction.

C'est un adolescent dont la construction idéalisé de son père vole en éclat
C'est un adolescent presque comme un autre.
Sauf qu'il reste un adolescent ectoplasmique que Pauls a construit dans un style haché de virgules, en longues réflexion sans point. Il n'est pas un homme fini.




C'est sur cette révélation, celle qui le fait devenir homme que s'achève le roman. Fausto Majistral parle de roman politique (qui brille par son refus de la politique), j'y vois aussi et surtout un roman d'initiation.



Histoire des larmes, Christian Bourgois éditeur, 15 €

Blackout (2 mois) et autres nouvelles


A la manière de mon confrère chez Omega Blue, j'annonce un Blackout. Sauf que je l'annonce après, et qu'il a duré deux mois.

Je ne suis pas parti en Amazonie à la rencontre des derniers hommes sauvages pour célébrer le centenaire de Levi-Strauss, ni même n'ai disparu en mission ultra-secrète pour les Casse-Cou, je n'ai pas cherché à retrouver le corps de mes deux enfants dans la camionnette de l'équarrisseur...

Non, je n'étais pas loin.

Je lisais.

La descente aux enfers de Knut Hamsun tiraillé par la faim, qui aurait très bien trouvé sa place dans ce billet. Les errements dans la Varsovie des années 90 d'une petite frappe criblée de dettes, oeil acéré embrassant ses contemporains pour oublié ses créanciers (la description comme thérapie du remplissage). John Allston aussi, observant la lente dégénérescence de son corps, et frictionnant son esprit avec les copeaux aiguisés, chute de son histoire d'amour ratée, sciée à la racine, avec une princesse danoise maudite. Le fameux capitaine Achab à la poursuite du cachalot blanc.

Je suis maintenant balloté par les cris de Berlin de l'entre-deux-guerre, nouvellement retraduits par Olivier Le Lay. Céline avant Céline.

Mais je suis resté sec.

Je ne suis pas fait pour la constance, je me trahirais. Il arrive parfois qu'on est rien à dire, envie de ne rien dire. Je ne me force pas.

La courbe sinusoïdale s'installe donc, comme modèle de rythme des publications des billets sur ce blog.

Au passage :

Je me mue en antenne-relais pour signaler la sortie prochaine de Cyclocosmia n°2 dans lequel vous aurez le plaisir de retrouver les productions de Guillaume Vissac et g@rp.

Ça sort le 9 juin.

vendredi 10 avril 2009

Du bord de l'oeil que vois-je ?



















Et ça pleure et ça pleure, ça pense à un monde qui s’effondre, ça écoute la voix rassurante du curé, en représentation, célébrant des louanges qu’on lui a commandées, il est bon acteur. Je jubile. Je ne suis pas là, mais je vois tout, mais je jubile, j’exulte.

Tout le monde finit par sortir de l’église, on charge le cercueil dans une voiture, on le fourre dans un trou de terre grasse.

12h00. L’attroupement sèche ses larmes, sèche les traînées salées qui ont imprégné les joues roses, au grain fin, celles mal-rasées et rudes, les joues d’amis, de proches de la famille. On pense au défunt, on dit qu’il aurait aimé qu’on reprenne une vie normale, que c’est moche, qu’il était jeune, que c’est une injustice intolérable, qu’on est fait pour la vie, et qu’on le sait au fond de nous, que le curé l’a même dit. Mais c’est faux, je ne veux pas qu’ils reprennent une vie normale, je veux qu’ils souffrent en pensant à moi, je veux qu’ils ne m’oublient pas, que la cicatrice soit béante, qu’elle leur arrache une grimace à chaque pas, chaque moment, que même les pigeons dégueulasses qui leur chient sur les fringues leur rappellent mon visage et qu’ils pensent en boucle, pour l’éternité, que je ne méritais pas ça. Mais il est 12h02 et on se demande ce qu’on va manger ce midi, après un dernier signe de main au corbillard… Mais non, ça n’arrivera pas, je ne suis pas mort… Pas encore.





Le livre des peurs primaires, ce sont les fictions du bord de l’œil, le projet de Guillaume Vissac. En constante évolution, s'amoncelle ce qu'il voit "du bord de l'oeil", ce qui est sur le point d'arriver, ce qu'il fantasme et qui lui noue les tripes, dans un quotidien fait de RER et de travail derrière un écran.

A lire ! Et à suivre...



jeudi 9 avril 2009

Sept pieds sous terre, La Tombe du Tisserand, Seumas O'Kelly
















Cahir Bowes prit l’air de quelqu’un qui sait où se trouvent les portes du ciel et qui peut à son gré éclairer un monde ignorant

p.37




A Cloon na Morav, on enterre les cloutiers avec les cloutiers, les tonneliers avec les tonneliers, les tisserands avec les tisserands, ça tombe bien car les métiers sont héréditaires.

Du village auquel est attaché le cimetière Cloon na Morav, on ne sait rien. On sait juste que le dernier tisserand Mortimer Hehir y est mort. Maintenant l’histoire se déplace entière vers le cimetière, où deux antiques vieillards, Cahir Bowes et Meehaul Linskey, un brin séniles, se sont vus confiés la tâche gratifiante de trouver, parmi les tombes celle qui recevra le corps du dernier tisserand.

Tâche qu’ils prennent au sérieux et mettent un point d’honneur à accomplir dans un effort désespéré de ramener à eux les lauriers. S’engage une joute puérile entre les deux, émaillées de répliques cinglantes pour déterminer qui aura le dernier mot.

Prise entre les mailles du combat, la veuve – encore jeune femme en sa qualité de 4ème épouse du défûnt, assiste en silence, accompagnée de deux fossoyeurs, allégorie d’une certaine idée de la jeunesse respectueuse et impatiente, aux recherches de l’emplacement sacré.

Pourtant, lorsque la mémoire des deux vieux ne veut pas revenir – entièrement, car ce sont de véritables puits de souvenirs – et que s’installe une joute stérile, les vieux gentiment égratignés par la plume de Seumas O’Kelly perdent leur raisonnable. On naît enfant, on meurt enfant. Une certaine idée de la régréssion, une idée cyclique transpire des pages de La tombe du tisserand. Comme tous ceux qui ne sont plus/pas « raisonnables », les vieux se battent pour attirer l’attention, pour qu’on les aiment, pour qu’on reconnaissent leurs mérites. Alors que leurs capacités physiques mentales les abandonnent, ils se débattent dans leur futur tombeau, pour que eux qui sont des casseurs de pierre, des cloutiers, eux qui ont existé par le métier qu’ils ont – et ne peuvent plus – exercés soient encore utiles ; ils s’acharnent dans cette tentative d’être utiles encore.

Lorsque la veuve décide d’interroger le plus sénile d’entre eux, le tonnelier, cloué au lit depuis des années dans une impotence qui le ronge plus lentement que le cancer, ce dernier a totalement perdu la mémoire, divague, semble-til mais synthétise son expérience de la vie, y voit ce long rêve duquel il se réveillera mais auquel il s’accroche pourtant de toutes ses forces, symbolisé par cette corde surlaquelle il tire pour s’arracher au sommeil.

La tombe du tisserand est un hymne à la vie, aux relations entre générations. La modernité, la simplicité du style d’O’Kelly frappe dans cette tranche de vie découpée en plein cimetière.

Peut-être le passage de témoin final, celui du défûnt au fossoyeur, qui le remplace dans la vie de la veuve, est-il de trop, un poil surfait. Peut-être. Mais la force, c’est l’acuité du regard d’O Kelly, qui nous fait découvrir, couche après couche, en peu de temps, les différents visages du même personnage, veuve, défunt, fossoyeur, cloutier, casseur de pierre sont changeant à mesure que se déroulent les scènes. De manière assez classique, c’est le grand absent, celui qui est allongé dans le cercueil tout du long, dont on en saura le plus à la fin.

Une bien bonne découverte, au final.



La Tombe du Tisserand, Seumas O’Kelly, éditions Attila, 1918 (2009 pour l’édition française), 15 €



vendredi 3 avril 2009

L'Australie des forçats sort des limbes


C’est l’Australie tout court qui est exhumée, sa genèse, son acte de naissance, dans l’édition française de For the term of his natural life de Marcus Clarke. Topo rapide : un type, au XIXème siècle, est envoyé au gnouf (et à l’époque, le gnouf anglais, c’est l’Australie) pour un meurtre qu’il n’a pas commis.

Je viens juste de tomber par hasard dessus, alors que je furetais entre deux étals Actes Sud et Christian Bourgois.

Je confesse n’y avoir jeté qu’un œil distrait jusqu’à présent (pas encore eu le temps), mais j’avais envie d’en parler parce que la littérature australienne n’a pas pignon sur rue en France. Qui est capable de donner le nom d’un écrivain australien de tête ? (je vois peu de mains se lever).

J’en parle parce que c’est ce que j’attends d’une certaine catégorie d’éditeurs, l’exhumation de romans qui comptent, dans un pays, une culture. Et même si, lorsque je le lirai, il me laisse un goût âcre, même si c’est mal-écrit, je serais tout de même heureux d’avoir pu ouvrir mon horizon. Ajouter un insolite, un oublié, ouvrir une porte sur un pays entier par un simple livre. Voilà ce que j’attends, parfois, quand je verse un peu sur l’histoire de la littérature, qui apporte un éclairage nouveau, permet de remettre en perspective, contextualiser (ça fait beaucoup de quasi-synonymes, mais je me soigne). You can’t win en est un exemple frappant.

C’est ce que je pense. Peut-être renierai-je cette note après lecture, mais je suis optimiste de nature.

Note à venir pour plus tard donc, vous savez, un jour, quand j’aurais le temps. Je finirai par l’avoir.


La Justice des hommes, Marcus Clarke, Michel Houdiard éditeur, 20 €


(Photo non contractuelle)




mercredi 1 avril 2009

Disloque-moi et cache-moi derrière le radiateur ensuite (merci).


Après une longue demi-journée passée à fuir, pêle-mêle, (1) une dette qu’il ne pourra pas rembourser (2) son appartement saccagé (3) des hommes qui veulent le tabasser (4) une vie qui commence à prendre des tournures de ratage complet, Pawel s’offre un bon massage dans les mains expertes d’une jeune fille en fleur, un rien bovine, orientée chakra et légumes bio. Résultat : un bon fantasme de dislocation corporelle, et le resurgissement d’un instinct d’autruche. (Notez que les trous dans le sable peuvent être remplacés par un bon envers de radiateur) :



– C’est une huile essentielle, dit-elle

Elle s’en enduisit les mains, puis fit couler un mince filet sur son dos. Il eut une subite sensation de froid, mais dès que le liquide s’étala, il cessa d’y penser. Elle commença par les flancs qu’elle malaxait avec une belle énergie, presque brutalement. Ses ongles étaient coupés court. Ses mains descendaient jusqu’aux fesses, puis remontaient. Elle triturait ses chairs entre ses doigts, comme si elle avait eu affaire à un tissu très épais ou à l’enveloppe élastique d’un mannequin en caoutchouc. Une douce tiédeur commença à l’envahir ; il avait la sensation de n’être plus qu’un être inanimé, une chose. Le sentiment de sécurité ressurgit en lui, sauf qu’il avait, cette fois-ci, l’odeur de la sueur de cette fille. Elle n’utilisait pas de déodorant. Il ferma les yeux et blottit son visage dans le creux de son bras replié.

So far so good. Un massage, en somme, sauf que ça dérape (glisse ?).

Suite.



Il s’imaginait que la fille lui arrachait la chair par poignées entières, qu’elle en formait des boulettes, des petits cubes, toutes sortes d’objets informes, puis qu’elle dispersait tout cela dans l’appartement, collants ces bouts de chair sous l’évier de la cuisine, derrière le radiateur et sous l’appui de la fenêtre où, avec le temps, la poussière enroberait cette espèce de pâte à modeler, avant de l’engloutir pour de bon. Et, là, personne, vraiment personne, ne viendrait plus le chercher. Le traitement qu’elle lui infligeait était indolore.

Et ainsi de suite, elle lui arrache les poumons, déchiquette ses chairs, mais tout va bien, puisque c’est indolore. Tout va bien, car tout va mal, et que, ce faisant, elle lui rend service. Non pas qu’elle ne fasse que le tuer. Ce serait trop simple, non, son corps serait toujours là, son corps sans vie, inanimé, à la merci de ceux qui le recherchent, son corps qu’on pourrait voir, dans lequel on pourrait ficher des coups de pieds, qu’on pourrait humilier encore. Non, elle le cache, elle le masse et elle le fait disparaître, elle en fait des petits bouts. Des petits bouts que personne ne reconnaîtra, que personne ne viendra humilier en pensant : « c’est ce fils de pute de Pawel qui nous doit des thunes. »

Le rêve postcommuniste du varsovien a vécu ; il se l’est acheté à crédit. Un parmi tant d'autres.


Neuf – Andrzej Stasiuk – Christian Bourgois éditeur – 25 €




lundi 30 mars 2009

Ceux-là ont pris un ticket








Vaste programme.

Je me demande si 2009 suffira.


dimanche 29 mars 2009

Fictions sans espoir, l’ultime lecteur de David Toscana.















Au commencement Dieu créa les cieux et la terre. Il nie de la tête. Pourquoi préciser que le commencement est le commencement ? Il raye les deux premiers mots et lit à voix haute : Dieu créa les cieux et la terre. Beaucoup mieux, se dit-il.


Que faire lorsque, peon d’un village insignifiant et sec comme le soleil, on perd sa femme presque bêtement, alors qu’elle est dans la force de l’âge, alors que c’est elle qui s’est occupé de faire les plans de notre avenir commun ?
Lucio devient bibliothécaire. Lucio, rustre ignorant, par défaut d’éducation plus que par déficit intellectuel, devient bibliothécaire car on lui offre le job dur un plateau, salaire compris. Plus tard, des années plus tard, alors le salaire a disparu pour cause de non-rentabilité, restent les livres et un vieux Lucio qui a trouvé goût à la lecture.
Lorsque Remigio – le fils – découvre le cadavre d’une jeune fille dans son puits, c’est vers son père qu’il se tourne. Son père, « Lucio » jamais « Papa » jamais « Père », juste une personne parmi d’autres. Ce clochard qui vit dans une ancienne bibliothèque, séparée en deux pièces hermétiques : celle des livres dignes d’êtres lus, et celle des livres dévorées par les cafards.
Car Lucio a pris l’habitude de subdiviser les romans en deux catégories. Les chefs-d’œuvre, selon lui, dignes d’être lus. Et les autres, ceux des mauvais romanciers.
Les chefs-d’œuvre sont les livres tragiques, sans effet de romancier. La mort de Babette, les neiges bleues, la fille du télégraphiste ; tous ces livres tissés de disparitions subites, de non-dits, d’incompréhension. Dans la mort de Babette, Babette – une petite fille – disparaît derrière une porte. Elle disparaît derrière une porte car si elle était restée la foule l’aurait tuée. C’est tout ce qu’on saura. Babette ne reparaîtra jamais. C’est la force, selon Lucio, du roman. Ce qui en fait un chef-d’œuvre. Car il reproduit la réalité. Celle de Lucio. Celle qui dit qu’il arrive des choses, et qu’on est jamais certains ni des causes, ni des conséquences. Il arrive des choses qui peuvent détruire une vie lorsqu’on s’échine à tenter de les comprendre. On ne doit pas chercher à les comprendre. N’en détruit-on pas sa vie pour autant ? Ou plutôt que « détruire » car le terme est fort, et ne veut pas dire grand-chose après tout, n’en oublie-t-on pas de vivre tout simplement ?

Lucio vit un deuil permanent. Le deuil d’Herlinda, sa femme, celle qui avait prévu de faire de faire une grange pour y entreposer des aliments équilibrés pour leurs chèvres. Elle est morte un matin, elle avait mal aux jambes. C’est tout. Lucio est revenu et elle était morte. Elle avait juste mal aux jambes. Elle a tiré sa couverture sur ses jambes et est partie. Pour ne pas avoir honte.

De cette expérience unique et marquante, Lucio a créé un filtre. A la lumière duquel il passe chaque roman. Répond-il à ce critère ? Le personnage avait-il honte avant de mourir ou a-t-il imploré le ciel, à la différence d’Herlinda ? Leur restaient-ils des choses à se dire avant d’être séparés, ou non ? De là la classification : la pièce des chefs-d’œuvre et la pièce où les livres sont lentement dévorés par les cafards.

Comme ces écrivains qui s’attardent sur la fumée de cigarette et la musique de jazz en fond.


Lucio, et derrière on sent la forte patte de David Toscana, déteste les effets. Lucio aime les mots, aime que ça sonne vrai. On enterre pas un enfant comme ça, on ne tue pas un homme comme ça…
La littérature n’est pas cinématographique. Il déteste les signes : parenthèses, tirets. Artifices de mauvais romanciers. La forme doit être la plus simple possible. Et d’ailleurs Toscana a écrit tout son livre en utilisant uniquement les paragraphes, les virgules, points (exclamations, interrogations, deux points). Et c’est tout. Lissant dialogues, narration, délires de Lucio dans une longue suite de paragraphes égaux. La lecture n’est pas visuelle. Lucio/Toscana semble nous dire que jouer avec la forme, c’est tricher.

Mais c’est aussi une manière de refléter les délires de Lucio. Car Lucio est persuadé qu’il trouvera dans les livres la réponse de la mort de la petite fille retrouvée dans le puits de Remigio (vous savez, son fils). Il l’incite à l’enterrer sous son avocatier pour rappeler Le Pommier. Il dénonce Melquisedec, le vieil homme qui apporte l’eau au village, à la police car il a lu dans un livre une situation similaire, dans laquelle c’était un vieil homme le coupable. Il appelle la petit fille morte Babette parce qu’elle lui rappelle la Mort de Babette.
Lorsque débarque la mère de la petite Anamarita – le vrai nom de Babette, on découvre que la jeune mère endeuillée partage le même amour des livres avec Lucio. Mais pas son fanatisme. Ni son délire.

D’El último lector, Toscana fait le terrain de jeu de Lucio. Le transforme en démiurge qui agit sur son entourage, par qui le malheur arrive, dénonçant avec nonchalance son voisin, insufflant dans l’esprit de son fils un sentiment de culpabilité avec la plus grande indifférence.

Jouissif, ai-je lu quelque part. Dérangeant plutôt, délirant sans doute. El último lector est un roman d’initiation. Le roman de l’échec d’une initiation. L’échec à être père, l’échec à vivre tout court, car la vie de Lucio s’est arrêtée ce matin où Herlinda ne s’est plus jamais relevée. Et depuis, il cherche sa trace dans la plume de n’importe quel auteur, confondant sans vergogne fiction et réalité, sans prendre gare aux conséquences. Sans succès.



David Toscana, El último lector (2009 pour l’édition française), éditions Zulma – 18 €

Crédit Photo : 1987 © John Annerino

lundi 23 mars 2009

L’Amérique des écrivains crève-la-faim

A l’occasion de la sortie de Fuck America d’Edgar Hilsenrath, je vous propose de faire un voyage dans le XXème siècle sur les traces de l’écrivain crève-la-faim des Etats-Unis. A travers quatre romans emblématiques. Et mes conjectures plus ou moins fumeuses.

You can't win (1926), Fuck America (1980), Sur la Route (1957) et Demande à la poussière (1939)…

De Jack Black à Jakob Bronsky, en passant par Arturo Bandini, le célèbre auteur du petit chien qui riait – ça, c’est une nouvelle – le rêve américain avait vécu quasiment avant de naître.


You can’t win : la voix de la prophétie(1926)


Jack Black n’est pas à proprement parler un écrivain, on sait peut de chose de lui si ce n’est que ce livre serait son autobiographie. Son témoignage de repenti. Plus tard décliné par une flopée d’artistes –et même Johnny Halliday, qui l’eût cru ?, devant les portes de pénitencier. Excluons donc la dimension morale de l’œuvre de Jack Black. Pour s’attaquer à la surface : Jack Black est le prototype du voyou comme on se l’imaginera pendant une bonne moitié du XXème siècle (rappelez-vous les 400 coups de Truffault…). Un bon petit garçon qui tourne mal. Un bon petit garçon qui doit apprendre à se débrouiller seul et qui cherche à vivre sa vie, qui rêve d'idépendance et de voyages. De valises en cuir tamponnées de cartes postales. De grands impers grisâtres. Et pour cela il est prêt à tout et encore plus à s’éviter l’adolescence, entrer dans les combines d’escrocs, partager un feu de camp avec des « Okies » : vivre la vie de hobo.
C’est en vivant chichement de rapines diverses, en comptant ses sous, les claquant le reste du temps, en jeu, alcool, putes que sa vie s’égrène. Rythment sa vie des préoccupations essentielles, trouver de l’argent pour manger, se vêtir. Sa journée commence toujours par un état des lieux de sa monnaie en poche.
Jack Black n’est pas un écrivain, c’est le témoin. Celui qui dit : ne faites pas ce que j’ai fait. Celui qui revient de l’enfer, avant d’y disparaître à nouveau – il se serait suicidé en 1932. Celui qui, pourtant, n’aurait jamais pu s’écouter.

Yegg (titre français), ed. Fondeur de briques, 2007




Bandini : la naissance du mythe (1939)

Si Jack Black est le témoin, l’annonciateur, avec un son côté ange Gabriel, alors Arturo Bandini, l’alter-ego de John Fante, est le Messie. Celui par qui tout arrive. Moins voyageur que son prédécesseur, Bandini ne porte pas moins en lui cette dimension du voyage, en tant que fils d’immigrant italien. Bandini partage avec Black d'avoir quitter le foyer tôt, de ne pas s'y être bien senti et de l’aimer pourtant.
Il s’échoue à Los Angeles, en tant que sédentaire (dernier rush vers l'Ouest où la vie est toujours plus belle). Vit lui aussi dans la misère. Mais gagne son argent différemment, il roule lui aussi son monde. Sa logeuse, ses voisins, son éditeur le grand Hackmuth !.
Et il y a toujours cette obsession, qui revient sans cesse, combien me reste-t-il en poche aujourd’hui ? Combien de temps je peux tenir avec ça, théoriquement ? Combien de temps je tiendrai en pratique ? Jusqu’à ce que la gloire, car elle arrivera forcément un jour - elle ne peut qu’arriver au génie qui a écrit Le Petit Chien Qui Riait ! – me tire de la misère. Car Bandini, c’est avant tout un grand auteur pas encore découvert… Tour à tour exécrable, insultant, roublard, sans pour autant attaquer la couche profondément honnête du personnage, sa façon attachante de se sacrifier à ceux qui l’aiment, renonçant ainsi à ses objectifs, contre toute attente. Celui que Fante aurait aimé être sans doute, s’il n’avait cédé aux grasses sirènes d’Hollywood…

Demande à la poussière, ed. 10 :18




Sur la route : le voyage initiatique (1957)


Jack Black inspira le Junky de Burroughs, John Fante sera érigé en maître incontesté par Bukowski, c’est toute la Beat Generation qui porte l’empreinte de l’écrivain crève-la-faim.

Ainsi Jack Kerouac, dans Sur la Route, est lui aussi cet écrivain voyageur sans-le-sou. Contrairement à ses prédécesseurs, Sal Paradise se vouait à une existence plutôt sédentaire, minable mais heureuse. Sal se laisse entraîner par un démon, vers l’aventure : Dean Moriarty. Abandonnant ainsi temporairement le confort matériel du foyer familial.

Lui et son compère sillonne l’Amérique apparemment sans but et pourtant à la recherche d’un je-ne-sais quoi, attrapant les auto-stoppeurs pour qu’ils leur paient l’essence. Sous la houlette écrasante de Dean. Personnage qui pèse de tout son poids, de son emprise sur Sal, l’enjoignant presque à se sacrifier pour son bon plaisir.
C’est toute l’irresponsabilité de cet homme fou lancée au visage de Sal, et que pourtant il aime, qui constitue son parcours initiatique. Kerouac/Sal écrit ce livre, là encore, comme témoin. Il écrit pour expier l’ultime erreur de Sal. Ce choix de bon sens. Celui d’abandonner Dean. Alors qu’il était son unique ancrage dans la vie réelle.


Sur la route, Jack Kerouac, ed. Folio




Fuck America : l’héritier de Fante (1980)

Edgar Hilsenrath/Jakob Bronsky partage avec Bandini sa condition d’émigrant – Edgar Hilsenrath à la différence de Fante écrit en allemand. Il partage avec lui l’inconstance. Mais plus roublard, bien que plus stable, moins dominé par ses émotions, il voit l’Amérique telle quelle est dans les années 50. Et surtout New-York. Manhattan même. Le sas où on retient la merde, pour éviter qu'elle ne gâte le reste du territoire et l’American Dream. Celui où l’on enferme le peste venue d’Europe : le malheur. Le malheur, le désespoir, l’horreur, tout ça.
Tous ces concepts que sa mémoire a refoulés et dans lesquels il évolue au jour le jour. Rejeté par tous, sans pour autant en ressentir une frustration immense. Il demande une place qu’on ne lui accorde pas. Une vie, peinard, avec une femme, et un peu d’argent. Sans travailler si possible. Celui qui revient de l’enfer se contenterait de peu…

Merci aux jeunes éditions Attila pour la traduction en français.

Fuck America !
, ed. Attila, 2009