Cahir Bowes prit l’air de quelqu’un qui sait où se trouvent les portes du ciel et qui peut à son gré éclairer un monde ignorant
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A Cloon na Morav, on enterre les cloutiers avec les cloutiers, les tonneliers avec les tonneliers, les tisserands avec les tisserands, ça tombe bien car les métiers sont héréditaires.
Du village auquel est attaché le cimetière Cloon na Morav, on ne sait rien. On sait juste que le dernier tisserand Mortimer Hehir y est mort. Maintenant l’histoire se déplace entière vers le cimetière, où deux antiques vieillards, Cahir Bowes et Meehaul Linskey, un brin séniles, se sont vus confiés la tâche gratifiante de trouver, parmi les tombes celle qui recevra le corps du dernier tisserand.
Tâche qu’ils prennent au sérieux et mettent un point d’honneur à accomplir dans un effort désespéré de ramener à eux les lauriers. S’engage une joute puérile entre les deux, émaillées de répliques cinglantes pour déterminer qui aura le dernier mot.
Prise entre les mailles du combat, la veuve – encore jeune femme en sa qualité de 4ème épouse du défûnt, assiste en silence, accompagnée de deux fossoyeurs, allégorie d’une certaine idée de la jeunesse respectueuse et impatiente, aux recherches de l’emplacement sacré.
Pourtant, lorsque la mémoire des deux vieux ne veut pas revenir – entièrement, car ce sont de véritables puits de souvenirs – et que s’installe une joute stérile, les vieux gentiment égratignés par la plume de Seumas O’Kelly perdent leur raisonnable. On naît enfant, on meurt enfant. Une certaine idée de la régréssion, une idée cyclique transpire des pages de La tombe du tisserand. Comme tous ceux qui ne sont plus/pas « raisonnables », les vieux se battent pour attirer l’attention, pour qu’on les aiment, pour qu’on reconnaissent leurs mérites. Alors que leurs capacités physiques mentales les abandonnent, ils se débattent dans leur futur tombeau, pour que eux qui sont des casseurs de pierre, des cloutiers, eux qui ont existé par le métier qu’ils ont – et ne peuvent plus – exercés soient encore utiles ; ils s’acharnent dans cette tentative d’être utiles encore.
Lorsque la veuve décide d’interroger le plus sénile d’entre eux, le tonnelier, cloué au lit depuis des années dans une impotence qui le ronge plus lentement que le cancer, ce dernier a totalement perdu la mémoire, divague, semble-til mais synthétise son expérience de la vie, y voit ce long rêve duquel il se réveillera mais auquel il s’accroche pourtant de toutes ses forces, symbolisé par cette corde surlaquelle il tire pour s’arracher au sommeil.
La tombe du tisserand est un hymne à la vie, aux relations entre générations. La modernité, la simplicité du style d’O’Kelly frappe dans cette tranche de vie découpée en plein cimetière.
Peut-être le passage de témoin final, celui du défûnt au fossoyeur, qui le remplace dans la vie de la veuve, est-il de trop, un poil surfait. Peut-être. Mais la force, c’est l’acuité du regard d’O Kelly, qui nous fait découvrir, couche après couche, en peu de temps, les différents visages du même personnage, veuve, défunt, fossoyeur, cloutier, casseur de pierre sont changeant à mesure que se déroulent les scènes. De manière assez classique, c’est le grand absent, celui qui est allongé dans le cercueil tout du long, dont on en saura le plus à la fin.
Une bien bonne découverte, au final.
La Tombe du Tisserand, Seumas O’Kelly, éditions Attila, 1918 (2009 pour l’édition française), 15 €
Nox, je redécouvre cette chronique de La Tombe, d'une grande beauté, et finesse d'esprit.
RépondreSupprimerA quand la prochaine traduction de Seumas O'Kelly?